C’est pour savoir où je vais que je marche.
Goeth
En mai 2023, j’ai réalisé un film sur les champignons.
Pourquoi s’engager dans une telle aventure ?
Quand j’ai lancé ce projet, je ne savais pas dans quoi je m’embarquais.
Mon expérience dans l’audiovisuel se limite à quelques vidéos Youtube.
Mais des fois, c’est plus fort que vous. Vous sentez un appel. Vous devez agir.
Je suis donc parti recueillir des témoignages sur ce sujet. J’ai rencontré des experts des champignons sur les chemins de France.
De la somme de ces rencontres, j’en ai fait un film : Des champignons et des dieux.
Un an s’est écoulé. Le film est maintenant sur Youtube. Un constat étrange s’impose à moi. Les personnes de ce film semblent chacune reliées par un fil invisible.
Leurs idées convergent vers un auteur de la pensée grec que je lis actuellement : Platon, le célèbre disciple de Socrate.
Dans cet article, je vous propose de découvrir la philosophie de Platon à partir d’observations que j’ai pu tirer de mon film.
Peut-on apprendre à se connaître grâce aux champignons ?
Une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue.
Socrate
J’ai découvert Platon en deuxième année de classe prépa. Afin de préparer les épreuves de philosophie, j’avais dû lire le « Le Banquet », une série de discours sur le thème de l’amour. Puis, j’ai délaissé cet auteur jusqu’à cette année.
Le 5 février 2024, j’ai assisté à un cours sur la lecture du Gorgias, donné par le philosophe Hadrien France Lanord. Il s’agit d’un dialogue de Platon qui porte sur la rhétorique et la justice. Depuis cette soirée, je me passionne pour la philosophie platonicienne.
Au fil de la lecture de cette oeuvre, je vois de plus en plus de liens avec le monde des champignons. Bien que cela puisse être un biais de confirmation, une chose est néanmoins certaine : les champignons donnent matière à penser. Leur étude peut enrichir notre compréhension du monde.
Apparus il y a 450 millions d’années, les champignons sont à l’origine de la vie sur Terre. Grâce à leur fonctionnement en réseau, ils jouent un rôle essentiel dans la santé des écosystèmes.
Leur étude nous pousse naturellement à nous questionner sur les origines du monde et son ordonnancement, nous renvoyant à 2 concepts importants de la philosophie grecque antique : l’arkhè et le logos. L’arkhè signifie à la fois l’origine et l’ordre, et chez Platon, le terme désigne aussi le principe directeur du régime politique. Le logos, quant à lui, signifie la parole articulée, le verbe, et est le principe unificateur qui ordonne le monde chez Héraclite.
Comme dans une démarche socratique, l’étude des champignons nous invite à nous interroger sur notre condition terrestre. Leur réseau complexe peut nous rappeler l’interconnexion des idées et des êtres, nous poussant à réfléchir sur notre place dans l’univers. Peut-être, à travers les champignons, pourrons-nous un jour découvrir les secrets de l’univers et des dieux.
Le club des platoniciens
En réalisant un film sur les champignons, je ne pensais pas rencontrer des lecteurs de Platon.
Aucun de mes invités n’a fait des études de philosophie.
Pourtant, le jeune mycologue, Guillaume Lopez, avait eu cette phrase étonnante à la fin du film :
Les champignons sont platoniciens d’une certaine manière, ils nous enseignent que la perfection n’est pas de ce monde.
Guillaume Lopez, Des champignon et des dieux
Guillaume m’avait accueilli chez lui en Dordogne pour réaliser son interview. Il était alors en pleine écriture d’un livre sur les champignons. Il parlait de son sujet avec une érudition impressionnante.
La fréquentation des champignons semblait l’avoir doté d’une connaissance supérieure.
Un autre invité du film, le naturopathe Alain Tardif, avait également évoqué sa passion pour Platon.
L’observation des champignons nous pousserait-elle à devenir philosophe ?
Dans son ouvrage, La République, Platon décrit au moyen d’une métaphore un chemin pour s’éveiller à la réalité du monde. Il s’agit de l’allégorie de la caverne que nous allons découvrir dans le prochain paragraphe.
Un long séjour sous terre
Imagine des hommes dans une demeure souterraine en forme de caverne… Ils ne voient d’eux-mêmes et des autres que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne.
Platon, La république
Les champignons nous font-ils voir la réalité du monde ?
Platon utilise deux catégories distinctes pour décrire la réalité. D’un côté, vous avez le monde sensible, de l’autre, le monde intelligible.
Le monde sensible est la réalité perceptible par les sens. Il se caractérise par l’impermanence et le changement. Le monde intelligible correspond au monde des idées ou des formes, à la fois immuable et éternel.
Dans le livre VII de La République, Platon évoque par une métaphore comment un individu peut accéder à la réalité.
L’allégorie de la caverne décrit l’emprisonnement naturel des êtres humains dans le monde sensible. Prisonniers de leur condition, ils ne peuvent accéder à la réalité ultime, symbolisée par la lumière du soleil.
Les champignons peuvent-ils illustrer cette idée platonicienne que la réalité véritable se situe en dehors de la matière ?
En effet, les champignons peuvent remettre en question la notion de temps et d’espace à travers la notion de réseau.
Premièrement, de part leur forme en réseau, les champignons sont capables d’échanger d’un point A à un point B efficacement et rapidement.
Deuxièmement, ce réseau souterrain qui relie différentes plantes et organismes peut abolir les barrières spatiales.
À l’image d’une lampe, ils peuvent nous faire voir un monde plus vaste que nos propres conceptions de l’espace et du temps.
Après avoir vu la réalité du monde, comment sortir de la caverne ?
Chez Platon, la force motivante qui nous pousse à vouloir sortir de la caverne s’appelle Éros. Il s’agit du puissant désir de l’âme pour la beauté et la vérité.
Les larmes d’Éros
N’eus-je pas une fois une jeunesse aimable, héroïque, fabuleuse, à écrire sur des feuilles d’or, – trop de chance !
Arthur Rimbaud, Une saison en enfer
Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé ; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l’amour.
Arthur Rimbaud, Illuminations
Mon premier souvenir de champignon remonte à l’enfance.
Je me souviens des cueillettes dans la forêt familiale avec mon frère et mon père. J’avais 5 ans.
À l’automne, nous descendions au bois cueillir des cèpes et des girolles.
Les odeurs de terre et de bois humide embaumaient mes narines.
Lorsque je tombais sur un champignon, j’étais saisi d’une émotion folle, comme si je découvrais là un trésor.
Aujourd’hui, à l’écoute de ces souvenirs d’enfance, j’entends un divin opéra. Je me sens inventeur et même musicien, sur les traces d’un ancien festin.
À l’âge de 35 ans, les champignons sont devenus pour moi les larmes d’Éros, ce dieu grec de l’amour.
Comment expliquer ce lien entre l’amour et les champignons ?
J’ai trouvé la réponse dans le Le Banquet de Platon. Il s’agit d’une série de discours sur l’amour, déclamés en présence de Socrate.
Au cours de ce dialogue, Socrate rapporte le discours de la prêtresse, Diotime de Mantinée, qui offre un éclairage intéressant sur les origines de l’amour.
Afin de fêter la naissance d’Aphrodite, les dieux auraient organisé un banquet.
Au cours de cette soirée se crée alors une union entre deux invités : Poros, personnification de la richesse et Pénia, personnification de la pauvreté.
Cette origine du dieu Éros donne un éclairage sur sa véritable nature, à la fois plénitude et privation. Il est un être intermédiaire entre les dieux et les mortels, ce que Platon appelle un démon.
Comme l’indique Guillaume Lopez dans le film, les champignons sont à la frontière de deux mondes : la vie et la mort. À la fois présence et absence, ils incarnent ainsi une figure du dieu Éros.
D’après le personnage de Diotime, l’amour (Éros) est un désir d’éternité, une quête d’immortalité.
Des champignons sur le mont Olympe
Car tout ce qui est mortel aspire de toute son âme à l’immortalité.
Platon, Le Banquet
L’immortalité inspire l’humanité depuis ses débuts.
L’un des premiers récits littéraires connus, L’épopée de Gilgamesh, témoigne de cette quête. Affecté par la mort de son ami Enkidu, le roi Gilgamesh part en quête d’une herbe d’immortalité.
En Chine impériale, la quête d’immortalité est parfois exprimée dans la peinture de paysage.
Un tableau du peintre Lu Zhi datant de la dynastie Ming, décrit une cueillette aux champignons d’immortalité dans les monts Tianchi. Le peintre associe ces montagnes à un endroit mythique, le mont Kunlun, qui est l’équivalent du mont Olympe dans la mythologie grec.
Nous apercevons un moine taoïste accompagné par son disciple qui parcourt la montagne à la recherche de champignons d’immortalité.
Ce “champignon de l’immortalité” est l’autre nom du Reishi (Ganoderma lucidum), très réputé dans la tradition asiatique pour ses vertus revigorantes.
Cette étude scientifique de 2017, raconte notamment que les moines taoïstes le considéraient comme un véritable élixir de jouvence.
Les champignons seraient-ils les témoins de cette quête d’immortalité qui parcourt l’humanité ?
Comme le fait l’amour chez Platon, ils inspirent l’âme humaine à la transcendance. Chez un mycologue comme Alain Tardif, ils peuvent même nous conduire à réfléchir aux gouvernement des hommes.
Les champignons pourraient-ils nous faire voir un monde plus juste ?
La société mycélium
La justice consiste à exercer chacun la fonction pour laquelle il est naturellement le plus propre.
Platon, La république, livre IV
Existe-t-il un lien entre les champignons et un idéal de justice dans la société ?
Dans le film Des champignons et des dieux, mon invité, Alain Tardif, affirme que les champignons ont transformé sa vision de la société.
Il dresse le portrait d’une société idéale, la “société mycélium”, qui n’est pas sans rappeler la cité idéale de Platon dans La République.
Il prend l’image du mycélium, ce réseau d’interdépendance des champignons avec les arbres et les plantes, pour décrire le rôle des individus dans la société.
Cette “société mycélium” nous ferait prendre conscience de notre interdépendance, et par conséquent, de notre responsabilité à la fois collective et individuelle.
La “société mycélium”, constituée d’individus souverains, n’aurait plus besoin d’une autorité verticale. Chaque individu n’aurait qu’à jouer son rôle précis et complémentaire afin d’assurer la justice et l’harmonie dans son ensemble.
L’édification d’une telle société nécessiterait une éducation et une formation culturelle d’individus souverains.
Pourrait-on vivre un jour dans une telle société ? Est-ce souhaitable ? Le débat est ouvert.
Sources et références :
Platon, « La République », Traduction par Victor Cousin, Flammarion, 1966.Platon, « Le Banquet », Traduction par Luc Brisson, Flammarion, 2000.
Platon, « Timée », Traduction par Luc Brisson, Flammarion, 1995.
Rimbaud, Arthur, « Une saison en enfer », Garnier-Flammarion, 1966
Rimbaud, Arthur, « Illuminations », Gallimard, 1972.
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